Regards croisés sur l’évolution du statut du lanceur d’alerte en entreprise et les obligations qui en découlent pour l’employeur (Traces Ecrites)
Anything to Say ? Sculpture itinérante de l’Italien Davide Dormino dédiée aux lanceurs d’alerte. Représentés, à Berlin, Edward Snowden, Julian Assange et Chelsea Manning (WikiLeaks). La chaise vide permet de les défendre. © Wikipédia
Irène Frachon dans l’affaire du Médiator, John Doe (pseudonyme) et le scandale des Panama Papers ou encore Edward Snowden sur les espionnages de la NSA : des lanceurs d’alerte, qui agissaient dans l’intérêt général pour dénoncer des violations ou pratiques graves et illicites, se sont ainsi exposés à des risques importants de représailles. En réaction à de tels scandales médiatiques, et à l’insécurité à laquelle étaient exposés ces « héros de la démocratie », le législateur est venu encadrer le statut des lanceurs d’alerte afin de les protéger et d’encourager leur démarche. Explications par Clémence Puig, avocate associée au sein du cabinet dijonnais Légi Conseils, spécialisée en droit du travail, et Arnaud Joubert, avocat associé dans le même cabinet et compétent en matière de droit de l’informatique et des données personnelles.
La loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (dite loi Sapin II), et, son décret d’application du 19 avril 2017 relatif aux procédures de recueil des signalements émis par les lanceurs d’alerte, instituent en droit français un statut légal propre aux lanceurs d’alerte. Le rapport sur l’évaluation de la loi Sapin II, rendu le 7 juillet 2021, a démontré que si la loi constitue « une avancée considérable sur le plan des droits », le dispositif n’est pas suffisamment efficace pour protéger véritablement les lanceurs d’alerte, y compris vis-à-vis de leur employeur. C’est dans ce contexte que le statut des lanceurs d’alerte a été complété, simplifié et renforcé par la loi du 21 mars 2022 « visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte », qui transpose en droit français la directive européenne du 23 octobre 2019.
Un cadre légal nécessaire
1/3 des Français a été confronté à des pratiques frauduleuses dans le cadre du travail.
Sources : Etude « Le droit d’alerte : signaler, traiter, protéger », Conseil d’Etat, 2016.
Une définition des « lanceurs d’alerte » élargie
Depuis le 1er septembre, est reconnue comme lanceur d’alerte, la personne physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l’intérêt général, une violation ou une tentative de dissimulation d’une violation du droit international ou de l’Union européenne, de la loi ou du règlement. Dorénavant, dans le milieu professionnel, il n’est plus nécessaire d’avoir eu personnellement connaissance des faits faisant l’objet de l’alerte pour se prévaloir du statut protecteur du lanceur d’alerte. Dans ce cadre, une personne pourra aussi signaler des faits qui lui auront été rapportés et bénéficier de la protection du lanceur d’alerte. La loi supprime également l’exigence du caractère grave et manifeste des violations révélées initialement, de sorte que l’alerte pourra notamment concerner des tentatives de dissimulation de violation.
Une procédure simplifiée
Alors qu’initialement, la loi Sapin II prévoyait plusieurs niveaux dans la procédure de signalement des alertes, contraignant un signalement interne au préalable, puis externe à défaut de traitement de celui-ci, la nouvelle loi supprime cette hiérarchisation. Le rapport de 2021 ayant mis en exergue la crainte de certains salariés des représailles en interne, la loi a évolué pour permettre maintenant au lanceur d’alerte de choisir entre un signalement interne ou externe. Rappelons, que les salariés ne sont pas les seules personnes pouvant adresser un signalement. Lorsque l’information est obtenue dans le cadre de leurs activités professionnelles, la loi précise que la possibilité de recourir à un signalement interne est ouverte :
– aux salariés, anciens salariés et candidats à l’embauche,
– aux actionnaires, associés, et titulaires des droits de vote au sein de l’assemblée générale,
– aux membres de l’organe d’administration, de direction ou de surveillance,
– aux collaborateurs extérieurs ou occasionnels.
Une protection renforcée
Outre le bénéficie d’une immunité civile et pénale, la liste des représailles interdites à l’encontre du lanceur d’alerte a été complétée. Notamment, se trouvent intégrées l’interdiction des mesures discriminatoires en matière d’horaires de travail ou d’évaluation de la performance, les atteintes à la réputation ou encore l’entrave à la carrière professionnelle du collaborateur. Ajoutons que les personnes ayant aidé le lanceur d’alerte – dénommées « les facilitateurs » – pourront bénéficier de ce statut protecteur.
Une meilleure protection des données personnelles liées au signalement
La loi du 21 mars 2022 vient renforcer la protection des données personnelles liées au signalement. Ainsi, les éléments de nature à identifier le lanceur d’alerte ne peuvent être divulgués qu’avec son consentement. Ils peuvent toutefois être communiqués à l’autorité judiciaire, dans le cas où les personnes chargées du recueil ou du traitement des signalements sont tenues de dénoncer les faits à celle-ci. Le lanceur d’alerte doit alors en être informé, à moins que cette information ne risque de compromettre la procédure judiciaire. La loi rappelle en outre que les signalements ne peuvent être conservés que le temps strictement nécessaire et proportionné à leur traitement et à la protection de leurs auteurs, des personnes qu’ils visent et des tiers qu’ils mentionnent, en tenant compte des délais d’éventuelles enquêtes complémentaires.
La nécessité pour le dirigeant de s’organiser en interne pour faire face à un risque de multiplication des alertes
L’élargissement du champ d’application de la nouvelle loi et la protection renforcée, au bénéfice des lanceurs d’alerte, auront nécessairement pour effet d’accroitre le nombre de signalements. L’employeur doit donc se préparer à recueillir ces signalements en diligentant des enquêtes internes adaptées et renforcées. Rappelons que les entreprises de plus de 50 salariés doivent prévoir un dispositif de recueil et de traitement des signalements. Il est également conseillé aux entreprises, dont l’effectif est inférieur à 50 salariés, de se saisir de ce sujet en mettant en place des procédures internes car elles pourront aussi faire l’objet d’alertes. Prenons notamment l’exemple du harcèlement, régulièrement constaté dans les relations de travail, et ce, quelle que soit la taille de l’entreprise.
Le dispositif de signalement interne ainsi mis en place devra être efficace en prévoyant un traitement sérieux, par une personne extérieure à l’entreprise, dont la procédure sera portée à la connaissance des salariés. Dans ce cadre, il est fortement recommandé de communiquer auprès des collaborateurs en instaurant un climat de confiance afin d’inciter les lanceurs d’alerte à faire des signalements internes, plutôt que de s’adresser à une autorité externe, et de sanctionner les éventuelles dérives constatées. C’est d’ailleurs dans cette perspective d’information des salariés que cette nouvelle loi prévoit l’obligation pour l’employeur de mettre à jour son règlement intérieur à compter du 1er septembre, en rappelant l’existence du dispositif de protection des lanceurs d’alerte.
Enfin, en matière protection des données personnelles, il est important de rappeler que les systèmes de traitement de données relatives aux dispositifs d’alertes professionnelles doivent être en stricte conformité avec la règlementation sur les données personnelles. La CNIL a publié le 18 juillet 2019 un référentiel relatif à ces dispositifs d’alertes qui reste d’actualité et permet aux entreprises de se mettre facilement en conformité.