Quand reprocher à un salarié de ne pas vouloir être « fun and pro » porte atteinte à sa liberté d’expression
Il ne peut être reproché à un salarié son comportement critique ainsi que son refus d’accepter la politique de l’entreprise, basée sur le partage de la valeur « fun and pro » et l’incitation à divers excès. Lui en faire grief caractérise une atteinte à sa liberté d’expression et d’opinion. En conséquence, en l’absence de tout abus dans l’exercice de cette liberté, le licenciement pour insuffisance professionnelle est nul (Cass. Soc., 9 novembre 2022, n°21-15.208, F-D).
Un cabinet de conseil et des coutumes
Un salarié est engagé par un cabinet de conseil en tant que Consultant senior en 2011 avant d’être promu Directeur à compter de février 2014. Ledit cabinet a ses us et coutumes. Celles-ci se résument en un concept, plus encore, une « valeur » (c’est le terme qui ressort de la décision) : le « fun and pro ». Concrètement, cette « valeur » se traduisait par la nécessaire participation à des séminaires et à des pots de fin de semaine, le site internet de l’entreprise la décrivant encore comme un moyen de célébrer ses succès et de partager des passions personnelles.
A la lecture de la décision, le « fun and pro » apparaît comme un outil managérial visant à fédérer les équipes de salariés mais, plus encore, comme une « modalité de fonctionnement » de l’entreprise. « Fun and pro » et identité de l’entreprise semblent donc irrémédiablement liés.
Une attitude critique du salarié, une insuffisance professionnelle reprochée
En réalité, le « fun and pro » était davantage qu’une participation à des séminaires et des pots de fins de semaine bon enfant. Il générait « fréquemment une alcoolisation excessive encouragée par les associés qui mettaient à disposition de très grandes quantités d’alcool », et se traduisait encore « par des pratiques prônées par les associés liant promiscuité, brimades et incitation à divers excès et dérapages ».
L’un des moyens annexés à la décision nous en apprend davantage, puisqu’il est fait état de « pratiques humiliantes et intrusives dans la vie privée telles que des simulacres d’actes sexuels, l’obligation de partager son lit avec un autre collaborateur lors des séminaires, l’usage de sobriquets pour désigner les personnes et l’affichage dans les bureaux de photos déformées et maquillées ».
Le salarié, dans ce contexte, ne semble pas s’être trouvé très à son aise. Sauf qu’il occupait le poste de Directeur, dont on peut raisonnablement penser qu’il n’était pas sans importance au sein de l’entreprise. Le conflit surgit et, un an après sa promotion, le salarié est licencié pour insuffisance professionnelle, notamment pour refuser d’accepter la politique de l’entreprise et le partage des fameuses valeurs « fun and pro ». Rappelons que l’insuffisance professionnelle constitue un motif de licenciement non disciplinaire reprochant au salarié la mauvaise qualité du travail fourni, mais en dehors de toute notion de faute.
Les libertés fondamentales convoquées
Mécontent, le salarié conteste son licenciement devant la juridiction prud’homale.
Habilement, il déplace le débat sur le terrain des libertés fondamentales. Convoquer ces dernières n’était pas inintéressant pour le salarié : en effet, la seule atteinte à une liberté fondamentale entraîne automatiquement la nullité du licenciement. De plus, la nullité permet d’écarter le barème « Macron » pour une indemnisation qui, non seulement doit être au moins égale à 6 mois de salaire, mais n’est plus plafonnée.
L’examen des moyens annexés à l’arrêt révèle que le salarié a invoqué le droit à la dignité et au respect de la vie privée, dénonçant les « pratiques humiliantes et intrusives » précitées. Mais c’est autour de la liberté d’expression que le débat s’est cristallisé.
Le choix d’une conception extensive de la liberté d’expression
L’affaire avait été portée devant la cour d’appel de Paris qui, pour rejeter la demande de nullité, avait retenu que les reproches faits au salarié ne pouvaient pas être considérés comme une violation de sa liberté d’expression. Il s’agissait de critiques portant sur son comportement, et non des remises en cause de ses opinions personnelles.
La Cour de cassation n’est pas de cet avis : elle rappelle d’abord, aux visas de l’article L. 1121-1 du code du travail et de l’article 10§1 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, que « sauf abus, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression ». Elle retient ensuite que le licenciement était « en partie, fondé sur le comportement critique du salarié et son refus d’accepter la politique de l’entreprise basée sur le partage de la valeur « fun and pro » mais aussi l’incitation à divers excès, qui participent de sa liberté d’expression et d’opinion, sans qu’un abus dans l’exercice de cette liberté ne soit caractérisé ». Une telle solution n’allait pas nécessairement de soi : en effet, la liberté d’expression est habituellement convoquée pour protéger des atteintes à la parole (donc à la liberté d’opinion), laquelle se distingue du comportement. Pour la Haute juridiction, le comportement du salarié – qualifié de « critique » – et son refus de la politique de l’entreprise n’étaient pas neutres, mais exprimaient une opinion devant être protégée. De la sorte, ils « participaient » d’une liberté d’expression et d’opinion aux contours extensifs.
Une décision et des interrogations
Une telle conception peut s’entendre, notamment au regard des faits. Elle est toutefois redoutable pour les employeurs, dans la mesure où le champ de la liberté d’expression apparaît très (trop ?) vaste, celle-ci pouvant s’immiscer dans les moindres recoins de la relation contractuelle. En effet, nombreuses sont les situations qui viennent reprocher au salarié une attitude, un comportement, un positionnement, des propos, etc. Bref, un ensemble de situations pouvant poser la question de la violation de la liberté d’expression du salarié, de surcroît si celle-ci protège son comportement.
La liberté d’expression doit bien entendu être protégée. Cependant, une telle conception ne restreint-elle pas excessivement le pouvoir de direction et de gestion de l’employeur ? Il y a de quoi s’interroger. Quoi qu’il en soit, lors de la rédaction des lettres de licenciement, la vigilance doit être de mise pour éviter de tomber dans le piège de la nullité.
L’exercice est délicat, mais il peut bien entendu être surmonté.
Par Martin Loiselet, Avocat Associé